Ours y es-tu ? (Bélitsa, Bulgarie)
Dans les montagnes bulgares, des hectares de forêt verte et touffue à perte de vue. Et soudain, dans une trouée de soleil, l’éclair fulgurant d’un épais pelage brun clair jaillit des branches…
On devine une silhouette imposante et la rondeur caractéristique d’une oreille…L’ours brun est là.
Il est à portée de main, l’émotion est intense au point de faire oublier la double clôture métallique électrifiée qui nous sépare. Mais l’ours, qui s’est détaché un instant, s’évanouit bientôt pour ne former plus qu’un avec son écrin boisé, fuyant sans doute le soleil trop chaud ainsi que la présence des hommes.
Rien que de très naturel, me direz-vous, dans ce comportement chez un ours. Et pourtant, long fut le chemin pour en arriver là. Long fut le chemin pour coïncider enfin avec ses exigences biologiques. Car cet ours revient de loin.
Enchâssé dans le superbe parc national du massif du Rila en Bulgarie, le parc de Bélitsa est un sanctuaire qui abrite une trentaine d’ours pas comme les autres. Environ dix-huit hectares de nature appropriée au mode de vie des ours bruns, semblable aux forêts avoisinantes où leurs congénères sauvages vivent nombreux. Cet espace est cependant clos, car la clôture qui les sépare du monde extérieur est le prix à payer pour retrouver l’envie de vivre, la sensation de bien-être et même le sentiment de liberté.
Ce sanctuaire a recueilli les derniers ours danseurs de Bulgarie qui s’y régénèrent doucement après avoir connu l’enfer. La libération commence dès que les grilles du parc se referment sur chacun d’entre eux. Car la première chose que l’on fait est de les délivrer sous anesthésie de l’anneau qui traverse à vif de part en part le museau et la lèvre inférieure.
Cet anneau est douloureusement inscrit dans leur chair depuis l’âge d’un an, période à laquelle ils subissent l’étape de la ferrade. Après avoir percé sans anesthésiant les cloisons nasales et la lèvre inférieure à l’aide d’un fer rouge, on y introduit sans ménagement un anneau de métal. Point d’attache de la chaîne qui lie l’ours à son maître tous les jours et toutes les nuits de sa vie, cet anneau engendre une douleur aiguë au moindre tiraillement, assurant ainsi à son maître une soumission sans faille. C’est ainsi que depuis le Moyen-Age, les Tziganes parcouraient villes et villages accompagnés de leur ours. Ils le faisaient danser au son d’un petit violon local appelé gadulka devant un public toujours amateur pour gagner leur vie. Chaque démonstration ou chaque acrobatie réalisée par l’ours était commandée par la douleur et la peur engendrées par l’anneau, exacerbées par le souvenir toujours brûlant de l’épreuve du feu. Car l’ours a appris à danser sur les braises ardentes…
Etre débarrassé de ses chaînes matérielles n’est toutefois que le premier pas vers la délivrance. Le poids de l’emprise psychologique écrase encore notre ours, qui demeure dans un premier temps une pauvre chose égarée, prostrée, désemparée et désorientée. Il va falloir toute la ténacité, l’ingéniosité, la bienveillance et la compassion des équipes de vétérinaires et soigneurs pour sauver ces ours abîmés et leur faire oublier peu à peu le calvaire qu’ils ont enduré parfois pendant trente ans.
Le combat entrepris par l’association autrichienne Vier Pfoten (quatre pattes) et la Fondation Brigitte Bardot pour défendre la cause de l’ours danseur est définitivement gagné. La loi votée en 2002 par le Parlement Bulgare interdisant toute exploitation humaine de l’ours brun à des fins d’exhibition est venue lui donner tout son sens et toute sa légitimité. Et si l’implantation en 1999 d’un tel parc en faveur des ours a pu paraître un luxe improbable dans une région marquée par la très grande pauvreté de ses habitants humains, elle ne pèse aucunement sur l’économie du pays. Sa création, le rachat à prix d’or des ours auprès des anciens propriétaires (10000 levas soient 5000 euros par animal) et leur entretien sont entièrement financés par Vier Pfoten et la Fondation Brigitte Bardot. Au contraire, en offrant des possibilités d’emplois et en suscitant la curiosité des touristes, l’implantation de ce sanctuaire ne peut que donner un coup de pouce bienvenu à l’équilibre économique de la région.
Voir ces ours stigmatisés simplement agir à leur guise, en choisissant l’ombre plutôt que la lumière, en préférant la solitude à la compagnie, les voir opter pour une sieste détendue ou une petite trempette bien méritée après avoir déterré racines ou tubercules, est la plus belle récompense qui soit pour l’observateur que nous devons être. Et lorsqu’ils renouent avec l’hibernation, la nature a vraiment repris ses droits ! Le parc de Bélitsa est un véritable observatoire qui nous donne de magnifiques opportunités d’être en présence de cette force de la nature, et d’en apprendre davantage sur son comportement.
Mais en ne faisant plus qu’un avec ces ours, nous mesurons aussi l’étendue du chemin parcouru par les hommes, qui, après avoir fait tomber du ciel la constellation protectrice et guide, n’ont eu ensuite de cesse de l’écraser et de la fouler au pied pour s’ouvrir enfin à l’empathie et à la compassion.
Sources :
http://www.vier-pfoten.ch/
http://www.parismatch.com/
http://www.fondationbrigittebardot.fr/
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