L’empathie chez les grands singes
On a longtemps cru que l’empathie était le propre des hommes. Cette faculté d’être affecté par les émotions d’autrui, de se mettre à la place de l’autre, ne pouvait être que la manifestation d’une sensibilité et d’une intelligence supérieures, la marque de notre » humanité « . Or, il se trouve que nous la partageons, à des degrés divers, avec un certain nombre d’animaux, et en particulier les grands singes, nos si fascinants et si proches cousins. La primatologie nous livre des observations et des expériences passionnantes à ce sujet, qui nous conduisent à de bouleversantes découvertes.
Selon le primatologue Franz de Waal, il existe trois niveaux d’empathie. Le premier est la « contagion d’humeur ». Le test du baillement permet de détecter la présence de ce niveau d’empathie primaire. Lorsque quelqu’un baille en notre présence, nous sommes pris d’une irrésistible envie de bailler à notre tour. Les grands singes font de même. On s’est rendu compte qu’un chimpanzé regardant la séquence filmée d’un autre chimpanzé en train d’escalader une pyramide de caisses pour attraper une banane, levait spontanément le bras en même temps que le singe filmé. Sensibles aux expressions corporelles des leurs, ils sont affectés par les attitudes émotionnelles dont elles sont le reflet et se mettent spontanément au diapason. Cette aptitude à l’empathie contagieuse est tout aussi utile que la compétition pour la survie du groupe, puisque dormir, se nourrir ou se déplacer ensemble, se réjouir ou s’attrister ensemble, assurent la cohésion et la stabilité de ce dernier.
Non seulement les grands singes ne sont pas indifférents aux émotions de leurs congénères, mais ils savent de surcroît reconnaître leurs besoins. Ils sont particulièrement sensibles à la détresse, et de nombreuses observations montrent que les singes pratiquent entre eux des gestes de réconfort et de consolation si l’un des leurs, par exemple, a subi une défaite, ou si un jeune est terrifié par un bruit inconnu.
Une expérience faite avec des humains a prouvé que leurs aptitudes empathiques pouvaient s’adresser à d’autres espèces. Un homme s’efforce en vain d’attraper un bâton à travers les barreaux d’une cage où se trouvent le bâton et un chimpanzé ; à chaque fois que l’expérience a été pratiquée, le chimpanzé a tendu le bâton à l’homme, sans récompense à la clé et sans l’avoir appris.
Des événements accidentels ont confirmé que les grands singes étaient capables de comprendre les besoins d’autrui et qu’ils s’en souciaient. Au zoo de Brookfield, à Chicago, un petit garçon de six ans tomba accidentellement dans la fosse des gorilles. Il fit une chute de six mètres et perdit connaissance. Une femelle s’approcha, le prit dans ses bras et l’amena jusqu’à la porte d’entrée des soigneurs. Elle empêcha ses congénères d’approcher jusqu’à l’arrivée des secours. Même chose, quelques années plus tard, au zoo de Jersey, où c’est un gorille mâle cette fois-ci qui veilla sur le petit garçon tombé en intimidant tout ceux qui voulaient s’approcher, jusqu’à l’arrivée du personnel.
L’anecdote de Kuni, la femelle bonobo, et l’étourneau est encore plus surprenante. Kuni vit un jour un étourneau se cogner dans une vitre et tomber dans son enclos. Elle prit l’étourneau, grimpa au sommet de son arbre, déplia délicatement ses ailes et le lança. Encore étourdi, l’oiseau retomba et Kuni le veilla jusqu’à ce qu’il eût repris ses esprits et se soit envolé. Kuni a su vraiment se mettre à la place de l’étourneau, en reconnaissant son besoin de s’envoler.
Se mettre à la place de l’autre engendre la compassion et la coopération. Jusqu’où peut aller l’empathie, chez les grands singes ? Sont-ils vraiment capables d’un acte altruiste désintéressé ? Une expérience extrême inventée par les humains semblent le prouver.
Deux groupes de singes sont dans deux cages voisines et se voient. Lorsqu’un des deux groupes veut manger, il tire sur une cordelière : ce geste déclenche l’arrivée de nourriture mais dans le même temps envoie une décharge électrique aux singes de la cage voisine. A partir du moment où le premier groupe a compris la relation entre la demande de nourriture et les cris de douleurs du second groupe, il a cessé de s’alimenter (cela a duré plusieurs jours) jusqu’à l’arrêt de l’expérience.
Se mettre à la place de l’autre peut révéler une autre disposition, qui est celle de déchiffrer les intentions de l’autre. Les grands singes partagent avec nous ce troisième niveau d’empathie. Ce dernier témoigne à la fois de la complexité de leur cerveau et de la duplicité qui peut être la leur. Ce niveau d’empathie les rend capables de dissimulation et de tromperie.
Parce qu’ils peuvent lire dans l’esprit de l’autre, ils sont capables de modifier leur attitude spontanée pour poser une action réfléchie qui trompera l’autre. Une femelle chimpanzé avait l’habitude de batifoler bruyamment avec le mâle dominant. Au cours de ses aventures clandestines avec d’autres mâles du groupe, elle a appris à étouffer ses cris pour ne pas alerter le mâle dominant qui interrompait brusquement leurs ébats.
Ce niveau d’empathie peut même les rendre cruels, quand on pense à ces jeunes singes qui trompent leur ennui en sachant attirer une poule jusqu’à eux avec des graines jetées sur le sol pour la frapper ensuite avec un bâton.
En résumé, les grands singes sont doués d’une empathie qui va bien au-delà de la contagion émotionnelle, fort utile à la survie du groupe ou à la transmission des gènes (le lien affectif qui unit une mère à son petit, par exemple). Capables de bienveillance altruiste désintéressée comme de calcul et de dissimulation, ils partagent l’ambiguité avec les hommes et nous suggèrent que notre » humanité » ne rime pas toujours avec noblesse et que leur » animalité » ne rime pas toujours avec bassesse. La frontière entre les deux ne tient plus qu’à un fil, qui est plutôt une différence de degré que de nature. L’effondrement de cette frontière n’est pas pour autant un cataclysme, elle ressemble plutôt à une réconciliation…
Sources :
L’homme est un singe comme les autres, Emmanuelle Grundmann, Hachette
L’âge de l’empathie, Franz de Waal, Babel
Les gorilles, Pierre Darmangeat, Artémis
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