Les erreurs d’Alex le perroquet
La réputation d’Alex le perroquet gris du Gabon d’Irène Pepperberg n’est plus à faire. Sa longévité (31 ans) et sa complicité avec la neurochimiste américaine ont permis à cette dernière de mener à bien des travaux de recherche sur l’éthologie cognitive et de montrer pour la première fois à la face du monde entier de quoi était capable le cerveau d’un perroquet capable d’utiliser le langage humain. Irène Pepperberg, qui présidait la quatrième édition des Journées du Perroquet à Tours les 16 et 17 novembre derniers, nous a longuement parlé des facettes étonnantes de l’intelligence de son cher disparu.
La batterie de tests scientifiques auxquels Alex s’est prêté pendant de longues années en laboratoire fonde le sérieux de l’étude et les 80% de bonnes réponses d’Alex ont convaincu les plus sceptiques.
Cependant Alex a donné 20% de mauvaises réponses. Bien sûr, les erreurs font partie du processus d’apprentissage et les maladresses et confusions ont été dépassées avec l’expérience et l’âge. Mais toutes les mauvaises réponses ne sont pas forcément des erreurs involontaires, et encore moins des réponses fausses. Simplement, elles ne sont pas les réponses attendues.
Alex savait reconnaître cinq formes, sept couleurs, cinq matières et compter jusqu’à six. Il était également capable d’identifier cinquante objets par leur nom et comprenait les notions » plus grand que » et « plus petit que », ainsi que les concepts d’égalité et de différence.
Alex appréciait particulièrement les formes et les couleurs, qui ont donc été utilisées pour l’apprentissage des nombres. Les chiffres trois et quatre ont été assimilés en premier par Alex grâce au triangle qu’il appelait un » trois coins » et au carré qu’il nommait un « quatre coins ». Pour donner un exemple, un « trois coins » vert pouvait être associé au cours d’un exercice à un ensemble de trois cubes de bois verts, eux-même associés au chiffre arabe « trois » de couleur verte. De même pour un « quatre coins » orange associé à un ensemble de quatre cubes orange et au chiffre arabe « quatre » de couleur orange.
Alex mit en revanche six mois pour assimiler le chiffre cinq. Au cours de son entraînement quotidien, il devait répondre à la question : « de quelle couleur est le trois ? ». Une routine sans difficulté aucune pour lui, mais voilà qu’il répond : « cinq ». Interloquée, Irène Pepperberg réitère sa question plusieurs fois, et se heurte invariablement à la même réponse de la part de son élève. Elle décide donc de changer son fusil d’épaule en lui posant cette fois la question : « de quelle couleur est le cinq ? », sachant que sur le plateau qu’elle lui présentait, il n’y avait aucune représentation du cinq ni sous forme d’ensemble d’objets ni sous forme de chiffre arabe. La réponse d’Alex fusa sans attendre : « none » (aucun).
Le « none » d’Alex permit d’aboutir à plusieurs conclusions : le cinq était reconnu et compris, Alex était capable d’en conserver une représentation mentale même en l’absence de représentation réelle et visible ; enfin, il avait appliqué de son propre chef au domaine des nombres une notion, celle de la nullité, qu’il avait apprise dans le cadre du travail sur la différence et l’égalité. La première réponse révélait quant à elle non pas une étourderie de la part d’Alex mais une volonté de se rebeller en brisant la routine du déjà-vu par la nouveauté puisque le cinq était une notion fraîchement mise en place.
Alex connaissait également d’autres réponses verbales désarçonnantes aux questions posées lorsqu’il voulait rompre la monotonie de son existence. Il pouvait répondre par une autre question (combien ? qu’est-ce que c’est ? quelle différence ?) ou bien encore énoncer en litanie toutes les couleurs associées aux autres chiffres excepté celle demandée, y compris en mettant les valeurs numérales dans l’ordre. Cette réponse impliquait non seulement qu’Alex était capable d’humour, mais qu’en plus il avait déduit de lui-même la suite ordonnée des nombres, ces derniers lui ayant toujours été présentés dans le désordre.
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Identifier les objets par leur nom est une chose, être capable d’énoncer ce nom en est une autre. Si reproduire les sons voyelles est facile pour un bec, un syrinx et une langue de perroquet, l ‘absence de lèvres rend difficile la reproduction de certains sons consonantiques, tels que le « p » ou le « b ».
L’anecdote de la pomme est très révélatrice à cet égard. Prononcer le mot « apple » (pomme) ne semblait pas dans les cordes d’Alex, qui manifesta son dépit en dédaignant ce fruit. Jusqu’au jour où il désigna une pomme par le mot de « banerry ». Sa maîtresse, abasourdie, lui fit remarquer sa mauvaise réponse en le reprenant et en prononçant le mot « a-pple » en dissociant bien les sons. Ce à quoi Alex répondit sans se démonter par un « ban-erry » en reproduisant la coupure phonétique. Et Alex se mit à croquer dans le morceau de pomme présenté.
La « mauvaise » réponse d’Alex en dit long sur sa personnalité et son état d’esprit inventif. Il avait choisi de contourner la difficulté en créant son propre mot à partir de mots qu’il maîtrisait : la banane (banana) dont la chair jaune évoquait sans doute celle de la pomme et la cerise (cherry) dont la forme ronde et la couleur rouge lui rappelaient peut-être aussi celles de la pomme.
Alex savait analyser une difficulté comme telle et tentait d’y remédier. La prononciation du mot « spool » (bobine) représentait un de ces défis. Là où Arthur, un perroquet plus jeune, ne pouvait reproduire que le son voyelle « ool », Alex restituait un « ch » suivi d’un blanc ou silence complété par le son « ool ». La réponse était incomplète dans la mesure où le son « p » était absent, mais l’espace délibéré laissé dans la segmentation prouvait qu’Alex savait que la reproduction d’un son lui échappait. Après avoir cerné la difficulté, Alex travaillait à la surmonter. Au bout d’un an, Alex réussit à prononcer le mot « spool » correctement.
Les réponses erronées d’Alex n’ont pas été comptabilisées dans le taux de réussite évaluant ses capacités cognitives. Et pourtant, elles sont devenues célèbres car elles nous révèlent tout autant sinon plus encore son intelligence créative, sa ténacité, son sens de la déduction, son esprit d’initiative ainsi que son goût pour les facéties. Il est vrai qu’Alex ne pouvait ni voler ni obtenir les choses par lui-même, il ne lui restait donc que l’option du langage humain pour se faire comprendre et obtenir ce qu’il voulait. Mais il a su manier cette arme au-delà de toute attente, car la parole n’a pas été qu’un simple instrument d’obéissance lui permettant de se conformer à ce que l’on attendait de lui. Elle lui a également permis de se libérer quand il le voulait du carcan imposé par la vie en laboratoire en exprimant et en imposant sa fantaisie et sa créativité. Devenues un instrument de puissance et de séduction, les fantaisies verbales d’Alex ont créé à chaque fois la surprise en faisant voler en éclat la routine installée du quotidien, et ont pénétré à chaque fois un peu plus profondément dans le coeur de celle qui a partagé sa vie pendant trente ans.
Source : Christine
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